Auteur : Raphaël Hoch
Un chiffre dérangeant ? Effacez-le ! L’habillage de la réalité
Ce matin à la radio, une information sur la Chine m’a particulièrement marqué. Il est souvent dit que la plupart des statistiques officielles chinoises sont fausses, car pour eux, rien n’est plus politique qu’un chiffre. L’État ne se plie pas à la statistique, c’est la statistique qui se plie à l’État. Le récent taux de chômage des jeunes à 21,3% contredit l’idée largement répandue qu’en pays communiste, tout le monde travaille. Ce n’est certainement pas un indice mineur qui va remettre en question la parole du Parti communiste chinois ! La solution des bureaucrates chinois est donc de casser le thermomètre et de faire disparaître ces chiffres trop sincères et de si mauvais augure. Les Chinois ont maîtrisé l’art de la propagande chiffrée et des statistiques magiques, et il semble que les chiffres qui dérangent soient devenus tabous.
Mais cette manipulation des chiffres n’est pas l’apanage de la Chine. Dans le monde des affaires, j’ai été témoin de scènes similaires, où la réalité est parfois sacrifiée sur l’autel de l’apparence.
Les Coulisses du Management : Quand les Chiffres Dansent
Lors de mes missions de consultant, j’ai eu l’opportunité d’observer un rituel mensuel dans une entreprise de stature mondiale. Chaque mois, comme une horloge bien réglée, des cadres se rassemblaient pour résoudre l’énigme du moment : comment transformer un indicateur « rouge préoccupant » en un « vert rassurant ». Pendant plus d’une heure, ils débattaient avec un sérieux presque comique de la meilleure manière de rendre la réalité « acceptable » en jonglant avec les chiffres issues du terrain comme des artistes de cirque. Les chefs d’équipe présents, spectateurs de cette performance, semblaient osciller entre frustration et amusement discret. À la fin, les cadres s’auto-congratulaient pour leur « ingéniosité », tandis que les hommes de terrain échangeaient des regards qui en disaient long. Ah, les subtilités du management moderne !
Face à cette réalité de l’entreprise, une relecture estivale m’a rappelé à quel point la fiction peut parfois refléter la réalité.
Orwell’s ‘1984’ : Un Miroir Troublant de la Manipulation d’Aujourd’hui
Cette situation me renvoie évidemment à l’univers d’Orwell où la réalité est souvent déformée et les chiffres manipulés pour raconter une histoire plus confortable. Dans « 1984 », Orwell dépeint un monde dystopique où la réalité est constamment manipulée par le Parti (Big Brother). Les statistiques officielles, souvent tirées de l’imagination des responsables, n’ont aucun rapport avec le monde réel. Par exemple, des millions de chaussures sont déclarées produites sur papier chaque trimestre, alors que la réalité pourrait être que la plupart des citoyens marchent pieds nus. Cette distorsion de la réalité est rendue possible grâce à une technique mentale appelée « doublepenser ». Le doublepenser permet aux intellectuels du Parti de modifier consciemment leurs souvenirs et la réalité, tout en croyant sincèrement à la version modifiée. C’est une méthode de manipulation consciente de la réalité, tout en conservant une conviction inébranlable en sa véracité. Cette capacité à mentir délibérément tout en y croyant est essentielle pour le Parti afin de contrôler la perception de la réalité par les citoyens et d’arrêter le cours de l’histoire.
Alors que l’univers fictif d’Orwell met en lumière les dangers de la manipulation de la réalité, dans le monde réel des entreprises, des penseurs modernes comme Ibrahima Fall, PhD soulignent également l’importance de rester ancré dans le concret.
Ibrahima Fall, PhD : Plaidoyer pour une Entreprise plus Réelle
Dans son ouvrage « L’entreprise contre la connaissance du travail réel », Ibrahima Fall, PhD souligne l’importance cruciale de la réalité au sein des organisations. Tout projet de management doit être ancré dans le réel de l’entreprise, sans artifices ni illusions. Cependant, le refus du réel est un mal profondément enraciné dans de nombreuses organisations, souvent dû à une aversion pour l’incertitude. Cette aversion conduit à des substituts, comme les procédures, qui remplacent la véritable confiance nécessaire pour comprendre et améliorer les pratiques de travail. Ce refus du réel a des conséquences majeures sur la santé des travailleurs et la capacité de régénérescence des organisations. Pour l’auteur, face aux défis actuels, les entreprises doivent embrasser le réel, sans fioritures ni narrations embellies. Il reste du chemin…
Wittgenstein disait : « Ne pensez pas, regardez. Et agissez en conséquence. »