Le jeu au cœur de l’apprentissage de niveau 2 dans la formation continue [Partie 1]

Auteur : Raphaël Hoch


Nous souhaitons, à travers ces quelques lignes, montrer le rôle clé du jeu dans le processus d’apprentissage.

Traditionnellement, les chercheurs distinguent au moins deux types d’apprentissage. Le premier consiste à renforcer ou compléter les connaissances existantes à l’instar d’un archiviste qui viendrait ranger un nouveau livre dans sa bibliothèque. Le second, en revanche, pose plus de difficultés et consomme plus d’énergie puisqu’il nécessite de remettre en question les savoirs en place voire il requiert de réorganiser une partie des connaissances acquises. Pour reprendre la métaphore de la bibliothèque, notre archiviste va devoir réorganiser sa bibliothèque, voire modifier son architecture et délaisser quelques ouvrages. Ce second apprentissage est d’autant plus compliqué qu’il est mis en échec par nos habitudes et nos certitudes qui représentent des obstacles à la remise en cause l’existant.

Notre propos est de montrer en quoi l’utilisation du jeu en formation constitue une excellente approche pour surmonter les difficultés qu’engendre cet apprentissage qualifié de niveau deux.


Différents types d’apprentissage

Traditionnellement, lorsque l’on aborde la question de l’apprentissage, on en distingue trois types. L’apprentissage de niveau 1[1] ou simple boucle d’apprentissage[2] est à l’œuvre lorsque l’individu assimile[3] de nouveaux objets ou comportements à une organisation déjà existante (normes, règles, croyances, routines…). Ce type d’apprentissage maintient les modèles qui structurent le système de représentations de l’individu en place.

En revanche, l’apprentissage de niveau 2 ou double boucle d’apprentissage se caractérise par le fait que l’individu doit accommoder sa structure antérieure pour créer de nouveaux savoirs. Dit autrement, l’accommodation se traduit par la capacité d’un individu à désorganiser sa connaissance pour intégrer une nouvelle situation rencontrée, car cette dernière vient éprouver les limites de la structure de représentations existante. C’est pour cette raison qu’il est également le plus difficile à mettre en œuvre, puisqu’il vient bousculer l’homéostasie du système pour l’amener vers un nouveau point d’équilibre, très coûteux d’un point de vue psychique.

Enfin, le dernier type d’apprentissage a été conceptualisé par Grégory Bateson et opérationnalisé par Chris Argyris et Donald Schön, il s’agit du deutéro-apprentissage. Il se manifeste lorsque l’individu est en mesure de soumettre à critique, discussion et mettre en action les mécanismes qui bloquent l’apprentissage de niveau 2. Il s’agit alors, pour lui, de manière réflexive, d’apprendre à apprendre. Il prend conscience de son mode d’apprentissage, des règles qui l’ont conduit à changer sa conception du monde et des possibilités à les réutiliser dans d’autres circonstances.

La formation des représentations

Lorsque l’on évoque la question de l’apprentissage, on ne peut faire l’économie de la notion de « représentation ». Elle a cette particularité d’être à la fois un processus et un produit de ce processus. Elle se construit par les interactions entre l’individu et son milieu et a pour objet de donner une vision simplifiée et opérationnelle de son environnement, qui permettra à l’individu d’agir de manière intelligible. Karl Weick[4] qualifie ce processus de sensemaking en précisant qu’il est vital pour l’individu, car ce dernier est plongé dans un flux expérientiel qui le dépasse. Afin de rendre son environnement compréhensible, il en extrait des éléments, des indices, qu’il relie entre eux au sein d’une représentation : cela lui permet de recréer de l’ordre et de donner du sens. Cette mise en lien établit de la cohérence entre les actions, les croyances et les motivations et assure la continuité entre le passé, le présent et l’avenir.

Ainsi, les actions des individus font surgir des événements de leur environnement, dont ils extraient certaines portions qu’ils relient et transforment en séquences causales ; ils les retiennent dans leur esprit sous la forme de cartes causales qui, à leur tour, influencent leurs actions. L’ensemble de ces cartes causales forme des modèles mentaux ou des cadres de référence qui guident nos actions et l’interprétation que nous en faisons.

Alors que Karl Weick évacue la dimension émotionnelle de la construction des représentations, Antonio Damasio[5] lui redonne une place de choix. En effet, notre rapport au monde extérieur et la réception de stimuli provoqués par le comportement d’autrui font surgir en nous des émotions. C’est sur la base de ce climat émotionnel qui émerge de notre expérience de la réalité que s’activent des comportements et se sédimentent des représentations. Les cognitions issues des émotions ressenties constituent le socle de la représentation que nous nous faisons de la situation. Dans le processus de construction et d’élaboration des représentations, c’est l’émotion qui tient une place centrale. Elle vient marquer la rencontre entre la représentation active et l’expérience du réel telles qu’elles se donnent au sujet. Si la cognition est le fruit du processus de sensemaking, l’émotion en est sa sève.

La difficulté d’un apprentissage de niveau 2

Nous avons évoqué dans le premier paragraphe de notre propos le fait que l’apprentissage de niveau 2 était difficile à mettre en œuvre, car très coûteux cognitivement. Nous vous proposons d’expliciter cette affirmation en commençant par un constat simple que beaucoup de professionnels du monde de la formation ont pu faire. Alors que l’enjeu principal d’une formation et notamment d’une formation pour adultes, surtout lorsqu’elle porte sur la question des relations humaines (coopération, management, gestion des conflits, accompagnement du changement), est de faire évoluer durablement les pratiques professionnelles, on constate bien souvent que, quelques jours voire quelques semaines après la formation si l’on est optimiste, les individus ont oublié une grande partie du contenu qui leur a été présenté. Ne parlons pas de ce qu’ils ont concrètement changé dans leur manière de faire.

Comment expliquer ce résultat ?

Si l’on considère que l’évolution des comportements bien ancrés dans une pratique relève manifestement d’un apprentissage de niveau 2 alors cela signifie qu’une formation qui apporte des éléments nouveaux remet en cause les routines ou les habitudes de l’individu. Ce déséquilibre du système est vécu comme une agression inconsciente qui va déclencher une réponse immunitaire à travers des routines défensives dont le travail est de veiller au retour à l’homéostasie.

C’est comme s’il y avait deux processus en nous qui, habituellement, fonctionnent en harmonie mais qui, parfois, peuvent entrer en confrontation. Grégory Bateson décrit ces deux processus en distinguant le « processif », qui représente tout ce qui est de l’ordre du naturel et des émotions, du « réflexif », qui est de l’ordre des pensées et de la raison. De ce point de vue, lorsqu’une formation apporte des éléments qui peuvent remettre en cause nos cadres de référence, on observe un combat entre le réflexif, qui cherche à imposer par la volonté la mise en œuvre des nouvelles connaissances, et le processif, qui va maintenir en l’état l’équilibre du système de représentations. Or, dans cette confrontation, le processif l’emporte toujours à la fin, ce qui pourrait se résumer par « chassez le naturel, il revient au galop ».

Comment dépasser ces difficultés ?

Cela nous amène à nous poser la question de savoir comment dépasser cette confrontation entre les habitudes (le processif) et la volonté d’appliquer les nouveaux comportements qui mettent à l’épreuve le système de représentations (le réflexif) ?

La question se pose d’autant plus fortement lorsque l’individu s’enferme dans une habitude – par exemple une pratique managériale devenue inopérante – qui a déjà prouvé son efficacité par le passé et qui est devenue extrêmement adhérente, tenace à toute tentative de réforme.

Le sens commun voudrait qu’une prise de conscience puisse permettre à l’individu de revisiter la représentation concernée. Ce bon sens pourrait justifier en partie notre manière encore trop répandue de transmettre les savoirs et savoir-faire. Que la formation soit universitaire ou professionnelle, nous continuons à enseigner en nous adressant aux « cerveaux » des apprenants car, enfants de Descartes, nous sommes inconsciemment persuadés que « nous pensons donc nous sommes », c’est-à-dire que la connaissance se construit principalement à partir d’une activité mentale. Nous-mêmes, sommes victimes de nos propres cadres de références et continuons à faire toujours plus de la même chose alors que nous savons que, dans de nombreuses situations, cela reste peu efficace.

Cela s’explique par le fait qu’une prise de conscience constitue une rationalisation de l’expérience vécue à l’intérieur d’une norme de référence en usage, à savoir la ou les représentations que l’on projette de faire évoluer. Il se trouve que cette prise de conscience conduit à renforcer la ou les représentations concernées. La prise de conscience est donc contre-productive.

Nous pourrions dire qu’elle relève d’une expérience passive. C’est pourquoi, nous vous proposons une autre forme d’expérimentation, celle du jeu, qui s’appréhende au travers de trois caractéristiques.

La première est à rechercher du côté de la cybernétique de second ordre avec Heinz Von Foerster[6] et son célèbre « Si vous voulez voir, apprenez à agir » qui nous invite à passer à l’action. Ce qui est également préconisé par John Dewey[7] pour qui, une expérience c’est à la fois participer à la constitution de l’objet de sa connaissance ainsi qu’à celle des méthodes pour le connaître mais également, établir entre l’individu et son environnement une vaste zone de dialogue. En résumé, la connaissance émerge de l’interaction entre l’individu et son environnement dans une co-construction mutuelle ; elle est énactée pour reprendre les termes de Karl Weick.

La seconde a été magnifiquement résumée par Francesco Varela[8] lorsqu’il affirme que le corps, loin d’être un surplus encombrant, une pure enveloppe de l’esprit, constitue la condition de possibilité de toute cognition : pour lui, il y a une inscription corporelle de la connaissance. Dans cet esprit, l’apprentissage est incarné et situé comme l’explique Jean-Jacques Wittezaële[9] : « lorsque nous vivons une expérience, nous apprenons non seulement avec notre tête mais également avec l’entièreté de notre organisme, avec nos émotions, avec notre corps. Il y a une sorte d’instantanéité et de simultanéité entre le vécu et la « connaissance » de ce vécu. On est l’expérience que l’on vit ».

Ces propos nous permettent de faire la transition avec la dernière caractéristique que doit avoir une expérience initiatrice d’un apprentissage de niveau 2, et ce sont les pères fondateurs de l’Ecole de Palo Alto qui nous la délivrent en reprenant le concept de Franz Alexander[10] pour l’appliquer à la thérapie brève et stratégique. Pour eux, il est essentiel qu’un individu vive une expérience émotionnelle correctrice, c’est-à-dire une expérience dont l’émotion et les sensations viendront changer notre perception de la réalité et donc notre réaction. Ils considèrent que l’expérience émotionnelle constitue le seul levier dont la nature humaine dispose pour construire et déconstruire une représentation.


Nous verrons dans un prochain article, en quoi les jeux que nous développons créent les conditions d’un apprentissage de niveau 2 en engageant l’individu dans une situation immersive, génératrice d’expérience émotionnelle.


[1] Gregory Bateson est un anthropologue et psychologue américain

[2] Chris Argyris et Donald Schön sont psychologue et professeur d’université pour le premier et pédagogue pour le second ; tous les deux sont américains

[3] Jean Piaget est psychologue suisse

[4] Karl Weick est professeur de psychologie et professeur en sciences de gestion aux Etats-Unis

[5] Antonio Damasio est un médecin portugais, professeur en neurologie, neurosciences et psychologie

[6] Heinz von Foerster est un scientifique austro-américain qui figure parmi les fondateurs de la cybernétique de deuxième ordre

[7] John Dewey est un psychologue et philosophe américain, contributeur majeur du courant pragmatiste

[8] Francesco Varela est un neurobiologiste chilien qui s’est intéressé notamment à l’auto-organisation du vivant

[9] Jean-Jacques Wittezaële est un psychologue et psychothérapeute belge diffuseur de la pensée de l’Ecole de Palo Alto en Europe

[10] Franz Alexander est un médecin et psychanalyste américain d’origine hongroise

Références Bibliographique

ARGYRIS C. (2003), Savoir pour agir, Dunod, 330 p.

ARGYRIS C. et SCHÖN D (2002), L’apprentissage organisationnel, De Boeck, 380 p.

DELORME R. et ANDREEWSKY E. (2006), Seconde cybernétique et complexité : Rencontres avec Heinz von Foerster, Editions L’Harmattan, 169 p.

BATESON G. (1977), Vers une écologie de l’esprit Tome 1, Editions du Seuil, 299 p.

BOUTIBA R. et KAMMOUN M. (2015), « Comprendre « ce qui se passe dans les organisations – Grille de lecture à travers la pensée weickienne », Revue internationale de psychosociologie et de gestion des comportements organisationnels, 2015/52 Vol. XXI, pp. 333 à 363

DAMASIO A. (1999), L’Erreur de Descartes : La raison des émotions, Odile Jacob, 396 p.

DURAND D. (2006), La Systémique, PUF, 128 p.

KOENIG G. (1996), Management stratégique. Paradoxes, interactions et apprentissages, Nathan, 543p.

KOLB D.A. (2014). Experiential Learning: Experience as the Source of Learning and Development, Pearson FT Press; 2e edition, 416 p.

MADELRIEUX S. (2016), La philosophie de John Dewey, Vrin, 224 p.

NARDONE G. et WATZLAWICK P. (2003), L’art du changement, L’Esprit du Temps, 219 p.

PIAGET J. (1988), Psychologie et pédagogie, Folio, 256 p.

SCHÖN D (1983), Reflective Practitioner, Basic Books, 384 p.

SENGE P. (2016), La cinquième discipline, Eyrolles, 457 p.

VARELA F., THOMSON E., ROSCH Eleanor (1993), L’Inscription corporelle de l’esprit. Sciences cognitives et expérience, Editions du Seuil, 454 p.

WATZLAWICK P., BEAVIN J. H. et JACKSON D. (1972), Une logique de la communication, Editions du Seuil, 288 p.

WEICK K.E. (2001), Making Sense of the Organization, Malden, Blackwell Publishers, 483 p.

WITTEZAËLE J-J. (2003), L’homme relationnel, Editions du Seuil, 359 p.